C’est la traduction en français du billet que j’ai mis sur Facebook ce matin, en commentaire à l’article du Figaro, Alain Delon, la légende du cinéma, est mort.

Les chaînes de télévision françaises font des éditions spéciales où tout le monde verse des larmes de crocodile sur la disparition de cette légende qui, jusqu’à récemment, était critiquée pour ses positions de droite, souverainistes et peu sympathiques à l’égard des LGBTQIA+. Comme si on pouvait reprocher son patriotisme à un ancien combattant d’Indochine ! Ou ses opinions de bon sens et la non-adhésion à aucune idéologie.

Devenu comédien par hasard, Delon n’a reçu aucune formation, aucun Système Stanislavski. Comme il le disait lui-même, il ne jouait pas un rôle, il le vivait. Plutôt évident pour ceux qui ont du talent et de l’empathie. Il y a des choses qui ne s’apprennent pas, mais qui se vivent.

Malgré ses origines sociales, Delon n’a jamais été un homme de gauche. Il n’a jamais rien attendu « de l’État ». Malgré sa prestation dans « Deux hommes dans la ville », il n’a jamais été contre la peine de mort. Le rôle complexe de « L’Insoumis » peut également être considéré comme ne reflétant pas les sentiments de l’homme Delon. D’ailleurs, c’est peut-être précisément la complexité intérieure d’Alain Delon et la richesse des dures expériences au cours de ses deux premières décennies de vie qui lui ont permis de jouer n’importe quel rôle de manière aussi convaincante que dans « Le Guépard », « Monsieur Klein » et « Le Samouraï ».

Les jeunes ne connaissent pas la centaine de films dans lesquels Delon a joué.

Comme quelqu’un l’écrivait quelque part, il y a des gens qui ont grandi avec des films avec Jean Gabin, Bernard Blier, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, Michel Piccoli, Jean-Louis Trintignant, Jean Rochefort, Philippe Noiret, Jean Richard, mais aussi Fernandel, Bourvil, Louis de Funès, Jean Lefebvre, Michel Serrault, Michel Galabru, et bien d’autres, à une époque où, pour citer l’écrivain anonyme, le cinéma avait un sens, un terme qui aujourd’hui n’a plus aucune signification. Un temps où, ajouterai-je, un film racontait une histoire, rien de plus, mais la racontait de façon convaincante, souvent trop convaincante.

Trop irrésistible pour résister à la tentation, Delon a eu une vie amoureuse riche. Comme il l’a admis dans sa vieillesse, il aurait « probablement » dû rester avec Mireille Darc, avec qui il a rompu parce qu’il voulait des enfants. Mais Mireille est la seule personne, pas seulement la seule femme ou compagne, qui a su rester son amie et qui ne l’a pas trahi jusqu’à sa mort. Leur complicité ne se limite pas à l’éros et à la chimie. Hormis Mireille Darc et les générations de chiens qu’il a eues, tout le monde a trahi Alain Delon. « Sans elle, je peux partir moi aussi ». Lorsqu’il reçoit la Palme d’or d’honneur en 2019, parmi les larmes, il conclut par ces mots : « Je pense à Romy et à Mireille ».

Après l’accident vasculaire cérébral de 2019, la vie d’Alain Delon a commencé à le quitter. Dans ses deux derniers ans, il a été harcelé par sa soignante, par ses propres enfants, par la gendarmerie qui lui découvre des armes sans permis. Et on lui reprochait des opinions démodées, politiquement incorrectes, qui ne correspondaient pas à l’air du temps et à l’idéologie européenne.

Voilà, vous vous êtes débarrassés de lui, bande d’imbéciles. Ses personnages restent. Et si peu de gens ont connu Alain Delon. Il nous reste une centaine de personnages qui ont défini une époque révolutionnaire. Et des torrents de larmes tardives et hypocrites.

Ces gros couillons qui gèrent le torchon appelé Le Monde ont réservé aux abonnés cette interview avec Alain Delon du 21 septembre 2018. Ressuscitée des archives, mais payante ! Heureusement, une copie plus ancienne de la page est à trouver ici : https://archive.ph/62vCp

Ils ne pourraient pas dire : « En mémoire de ce monstre sacré, nous sortons des archives les articles et interviews suivants à propos d’Alain Delon, en accès libre pour les 30 prochains jours ! » Non, il fallait qu’ils soient mesquins. Quelques extraits :

Je suis un branleur, je deviens charcutier, je travaille, en fait, partout. Je ne suis rien. J’ai autant envie d’être charcutier que ce que vous voulez. Tout cela fait qu’à 16-17 ans, je dis : « Je me tire. » Je vois dans les journaux ces publicités pour s’engager dans l’armée. Ma seule façon de me tirer, c’est l’armée. Je veux d’abord aller dans l’aviation, mais il faut attendre six mois ou un an. Je choisis donc la marine pour partir presque tout de suite. Je suis alors un des plus jeunes.

Je deviens différent. Je dois tout à l’armée en tant qu’homme. Je pars pour l’Indochine le 23 janvier 1953. Et j’en reviens le 1er mai 1956. C’est long, par moments. Et à d’autres, je suis heureux. Quand je dis ça, on me prend pour un fou. Mais je le redis : tout ce que je suis devenu, je le dois à l’armée. Ça vous plaît, tant mieux. Ça ne vous plaît pas, tant pis.

Je dois à l’armée la discipline, les rapports entre les autres, le chef, les sous-chefs, l’action, la peur. J’ai dû quitter l’armée après avoir fait des conneries. Je suis un cas rare, RDSF (« renvoyé dans ses foyers »), tellement j’ai emmerdé le monde. Les gens ne savent plus ce que c’est, un RDSF. J’ai un contrat de cinq ans, et ils me virent au bout de trois ans et trois mois.

Ma carrière n’a rien à voir avec le métier de comédien. Comédien, c’est une vocation. On veut être comédien comme on veut être chauffeur de taxi ou boulanger. On suit des cours, on fait des écoles, puis des conservatoires.

C’est la différence essentielle – et il n’y a rien de péjoratif ici – entre Belmondo et Delon. Je suis un acteur, Jean-Paul est un comédien. Un comédien joue, il passe des années à apprendre, alors que l’acteur vit. Moi, j’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident.

J’en connais plein, aux Etats-Unis, des acteurs qui sont des accidents. Ce sont des personnalités au service du cinéma. Je suis conscient de cette particularité. De ce point de vue, je suis plus américain. Encore heureux qu’il se produit de tels accidents. Sinon, je serais mort depuis longtemps.

Je tombe dans ce métier grâce à des femmes. Ce sont elles qui me font faire du cinéma. Ce sont les femmes qui me veulent, me font, me donnent tout, des femmes tombées amoureuses de moi. Elles ont, minimum, six ou sept ans de plus que moi. Je veux voir alors dans les yeux de ces femmes que je suis le plus beau, le plus grand, le plus fort, et c’est pour ça que je deviens acteur.

Je vous explique. Quand je rentre d’Indochine, en 1956, je ne sais pas quoi faire. Je pense que je vais mourir dans peu de temps, car je suis un voyou. J’en ai la mentalité. J’habite à Pigalle avec un copain, dans un hôtel qui m’a marqué. L’Hôtel Régina. Toute ma vie est marquée par le mot « Régina ». Je suis un « réginaburgien », car je suis originaire de Bourg-la-Reine. Mon père était le directeur du cinéma Régina.

Il y a un bar à côté de mon hôtel, un bar de voyous, Les Trois Canards. Au bout d’un ou deux mois, j’ai huit jeunes filles qui sont amoureuses de moi et qui veulent travailler pour moi. Ça vous va ? Si le cinéma n’arrivait pas là-dessus, je serais où aujourd’hui ? J’ai des femmes dans un certain quartier de Paris, et je dois devenir un maquereau. Mais, comme j’ai aussi des femmes dans un autre quartier de Paris, je deviens une star.

Un jour, mon copain me propose d’aller faire un tour à Saint-Germain-des-Prés. Je lui demande : « Mais c’est quoi Saint-Germain-des-Prés ? » Il m’y emmène, rue Saint-Benoît, dans un hôtel du même nom. On me présente une femme, Zizi, qui est morte depuis. Elle tombe amoureuse de moi. Je la sors de son hôtel, et je l’emmène dans la boîte de nuit juste en face de la rue Saint-Benoît, où vont tous les acteurs.

Par Zizi, je rencontre Brigitte Auber, qui tombe dingue de moi – vous l’avez sans doute vue dans La Main au collet, d’Alfred Hitchcock. Elle est encore vivante, elle a 90 ans, je lui dois beaucoup, elle le sait. Je déménage chez Brigitte, qui me fait rencontrer Yves Allégret. L’épouse du cinéaste, Michèle Cordoue, tombe dingue de moi et dit à son mari qu’il faut me prendre pour le film qu’il prépare, Quand la femme s’en mêle. Voilà comment je commence dans le cinéma.

Mais je savais tout ça. Qui ne le savait déjà ?